CHOSEN

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Roman masculin et dislocation sentimentale

Nombre de romans français publiés cet automne établissent un diagnostic étonnamment convergent et noir de notre époque. Ils décrivent une société néolibérale marquée par la rupture entre l’univers objectif de l’argent, des marchés et des langages, où tout se compte, et l’univers subjectif, personnel et pratique des objets, des idéaux et des sentiments. La possibilité même de la conviction politique et de l’engagement personnel en est détruite, réduisant les individus à la dépression et à la désolation, à une impuissance collective et personnelle.

Romans masculins, ils mettent en scène la détresse des hommes confrontés à leurs incapacités et à l’effondrement de l’amour, non dans leur désir d’aimer, mais dans le refus des femmes d’être aimées. L’argent et le cynisme, les arrivistes et les brutes dominent.

Jean Echenoz (Des éclairs, Minuit) raconte la vie de l’inventeur Grégor, dépouillé de ses idées géniales par les requins de la finance. Michel Houellebecq (la Carte et le territoire, Flammarion) analyse longuement la disparition des objets. En les photographiant, son héros, Jed, nous projette dans la représentation humaine et la subjectivité perdue. Comme l’écrivain assassiné, il est défait par l’argent et passe son existence sans vraiment la vivre. Fabrice Humbert (la Fortune de Sila, le Passage) décrit la victoire de la finance et de sa violence : Sila, figure de l’intégrité et du sujet est littéralement brisé par l’argent et la bêtise.

Dans ces romans, l’omniprésente figure du père incarne directement l’unité perdue. Le père est un personnage marginal et faible. Il ne parvient plus à transmettre quoi que ce soit et s’efface, incapable de jouer son rôle. Chez Olivier Cadiot (Un mage en été, POL), il est émotionnellement étranger à son fils et regardé à travers la nostalgie d’un univers où les idéaux moraux s’incarnaient dans l’action, la réalité sociale et les objets. Claude Arnaud (Qu’as-tu fait de tes frères ? Grasset) ou Jean-Baptiste Del Amo (le Sel, Gallimard) établissent la généalogie de cet effondrement de la figure du père, celle de l’ingénieur gaulliste ou celle du marin, et de l’éclatement familial, dans une époque qui ne lui laisse plus de place.

Marc Weitzmann (Quand j’étais normal, Grasset) décrit avec tendresse les engagements militants de son père totalement déconnectés de la réalité politique d’aujourd’hui. Exilés de leur rôle, les pères «comme des enfants» se réfugient dans l’imaginaire, dit Houellebecq.

L’invalidation des pères a pour contrepartie la dissociation des fils : d’un côté le rêveur, poète, sentimental et velléitaire, de l’autre le trader ou l’arriviste sans scrupule, obsédé par la réussite et l’argent. Les romans décrivent comment les seconds écrasent les premiers, les renvoyant à l’impuissance, l’abandon et la solitude. Simon, le héros timide et réservé de Fabrice Humbert, talentueux et sentimental, est floué par le système quand il tente de s’en approcher. Mark, son double négatif, vide et cynique, profite de lui pour parvenir au succès. Les femmes qu’aime Simon choisissent finalement Mark, qui pourtant ne les aime pas et les utilise pour son plaisir ou ses intérêts. Louis, le rêveur, romantique et indécis, au cœur du roman de Patrick Lapeyre, (La vie est brève et le désir sans fin, POL) ne peut faire face à Murphy, le trader richissime. Il aime Nora qui l’aime aussi, jouissant de leurs longs échanges. Mais elle préfère revenir auprès de Murphy, de sa distance et de son argent, avant de s’évaporer, plongeant Louis dans le chagrin et la solitude.

Le héros de Marc Weitzmann sombre dans le désespoir et l’apathie : la femme qu’il aime refuse son amour. Elle le vit comme une pression insupportable, une atteinte à son autonomie. Elle ne veut l’aimer, lui écrit-elle, car ils sont trop proches, comme si leur communication amoureuse éteignait le désir. A l’intersubjectivité de l’amour, elle préfère l’objectivité des relations sexuelles. A la fin du roman de Houellebecq, Jed est plongé dans une «infinie désolation», ne gardant le souvenir que de quelques amours incertaines et d’un univers féminin qui s’est dérobé.

En réduisant les hommes qui les aiment à des objets de non-désir, les femmes les enferment dans la détresse et invalident leur subjectivité : elles n’ont pas besoin d’eux et affirment leur indépendance par le choix de l’objectivité.

Pour tous ces romanciers, le triomphe de l’argent et du cynisme et la défaite de la conviction ne permettent plus l’action et l’engagement personnel, qu’il soit politique ou amoureux. Cela engendre une crise profonde de la masculinité, incarnée par l’effacement des pères, la dislocation sentimentale des hommes, l’indépendance objective des femmes.

Pourtant, tous ces romans continuent d’en appeler au sujet comme principe négatif de résistance et de sauvegarde. Comme dans une théologie négative, le sujet se manifeste par ce qu’il refuse de faire, par le rejet de la participation sociale, mais plus encore dans sa dépression, dans les larmes du narrateur de Marc Weitzmann, le retrait et le murmure final du héros de Houellebecq, la mémoire poétique de Cadiot, les oiseaux de Grégor chez Jean Echenoz. Le sujet se réfugie hors du social et hors du langage, en sortant de ses rôles, dans l’échec dit encore Houellebecq. «Il était heureux, il était vaincu», écrit Fabrice Humbert. «Bang Bang !
My Baby Shot me Down. Bang Bang ! I Hit the Ground», chantonne Louis, le héros de Patrick Lapeyre.

Certes, le détachement cynique est une option permettant de composer avec la violence du monde.

Mais, pour ces romanciers, dans la défaite des hommes, dans les larmes, le démembrement de l’individu, par l’écriture et la mémoire, par la recherche vaine de la communication amoureuse, par l’art, obstinément, le sujet demeure.

 

Par DIDIER LAPEYRONNIE Sociologue,

Professeur à Paris-Sorbonne

Article publié sur  www.madinin-art.net



29/01/2011
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